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Médias: Les cheminots voient ROUGE !
19 octobre 2016

"Ce soir là où j'ai tout fait pour empêcher une mère et son fils de se suicider"

Les cheminots doivent faire face à des situations insoupçonnées ou peut être volontairement ignorées des médias. Un de nos lecteurs, opérateur de circulation exerçant fonction de chef de service dans des gares dites EIC, partage avec nous un de ces tristes moments. Une histoire qui se finit bien mais qui ne l'a pas laissé indemne. Et qui n'a pas été, semble t'il, traitée comme elle aurait pu l'être.
L'histoire n'est guère joyeuse, mais elle mérite d'être publiée et d'être lue. D'être partagée autour de vous, parmi vos proches. Les cheminots n'ont pas l'exclusivité de tels moments, mais ces difficultés sont trop oubliées. Voici son récit. Nous vous demandons de bien vouloir le respecter et de ne porter aucun jugement sur la situation.

Récit rapporté par _Thomas.

Une gare du Sud-Ouest, un beau soir en 2015. Il était tard, aux alentours de 22h45. La nuit était tombée, apportant sa fraicheur printanière. Le jeune chef de service que je suis commençait à fermer le bâtiment voyageur, une grande et solide bâtisse qui a résisté à beaucoup d’épreuves dans le temps, quand le destin de deux personnes s’apprêtait basculer.
Le bâtiment fermait pour quelques heures. J’ai décidé de laisser les fenêtres ouvertes derrière les volets fermés pour changer l’air du petit hall coquet.

En fermant la dernière porte du hall, j’ai entendu des éclats de sanglots émanant du côté droit de la porte. Interpellé, j’ai tendu l’oreille. Et j’ai pu distinguer deux voix différentes. Une voix jeune et une voix plus âgée. Un homme, une femme. J’ai pu intercepter certains mots, puis prendre le fil de la discussion et comprendre. Comprendre qu’il s’agissait d’une mère et de son fils, désespérés. Qui pleuraient dans les bras l’un de l’autre. Qui vivaient leurs dernières minutes avant de commettre un acte fatal. Qui revenaient sur les événements de leur vie qui les poussaient à passer à l’acte. J’ai compris qu’il fallait réagir. J’avais quelques secondes pour prendre une décision. Sortir les empêcher de passer à l’acte au risque qu’ils s’enfuient. Ou retourner dans l’arrière gare pour fermer les signaux avant que n’arrive le dernier TER de la soirée. J’ai regardé l’heure. Il restait 5 minutes. Et voilà qu’ils prenaient la direction de la voie. J’ai ouvert la porte. J’ai crié « NON REVENEZ » Mais ils m’ont ignoré. Pire, ils se sont mis à courir droit face à leur destin. Se tenant main dans la main en pleurant et en courant de traverses en traverses.


Je suis revenu dans le poste de circulation. J’ai fermé les signaux. J’ai pris la lanterne, la palette. J’ai enfilé mon gilet orange fluo. J’ai attrapé mon portable. Et j’ai couru le long de la voie pour les rattraper. Ils étaient déjà loin. Et bien déterminés à en finir avec la vie. J’ai entendu le TER siffler au loin au sortir du tunnel. Il allait arriver à 60 km/h. Eux étaient au-delà du signal d’entrée de la gare. J’ai hurlé tout ce que je pouvais pour qu’ils reviennent au bord des voies. Il restait quelques secondes. Dans un mouvement de dernier espoir, j’ai pu attraper le jeune homme par le bras, le tirer vers moi, arrachant à moitié son tee shirt. La mère s’était allongée sur le rail en lâchant des pleurs déchirants pour que son fils revienne. J’ai poussé le fils le plus loin possible de la voie, quasiment dans le fossé. J’ai couru à la rencontre du TER pour lui faire signe de s’arrêter, en soufflant le plus fort possible dans mon sifflet. Il m’a vu, il a compris, il a réagi. Il a tapé l’urgence. S’est arrêté dans un crissement de freins que je n’oublierais jamais. A quelques centimètres de la suicidaire restée sur la voie. Le vacarme mêlant le bruit du moteur thermique, immédiatement éteint, et du freinage laissa brutalement place à un silence effrayant que seuls les pleurs et les cris de la femme à moitié sous l’avant de l’AGC rompait. J’ai osé faire quelques pas. Je l’ai vue, indemne. Mais très choquée.

Le conducteur était livide, il m’a confié plus tard que je j’étais également. Il est descendu, son ASCT également. J’ai appelé les gendarmes, les pompiers. En attendant ce précieux secours, nous avons pu hisser la suicidaire hors des voies. Elle était prostrée sur le bas-côté en état de choc avec des pleurs interminables. Un désespoir tellement intense que je ne savais pas, avant d’assister à cette scène, qu’il était possible d’être aussi triste et désespéré qu’elle l’était. Son fils l’était tout autant, hagard, les joues trempées de larmes, penché au-dessus d’elle. Nous ne savions que dire, ni que faire. Les gendarmes sont arrivés en premier, leur sirène hurlante. Suivis des pompiers. Les deux désespérés ont été transportés à l’hôpital le plus proche. Physiquement indemnes mais psychologiquement blessés.

SS

Je devais faire repartir le train en appliquant une procédure. Le conducteur a accepté de tirer jusqu’au bâtiment voyageurs. Entre temps, un responsable d’astreinte était arrivé pour prendre le relais sur la procédure de reprise du trafic. Une fois le TER à quai, le conducteur est descendu, ainsi que quelques passagers pour qui le trajet se terminait. Pour les 50 autres, c’était une autre affaire. On attendait soit un conducteur de relève, soit un autocar. C’est finalement un autocar et trois taxis qui sont venus faire la prise en charge.
Une fois les passagers partis et la rame fermée, j’ai pu terminer mon service avec l’aide de l’astreinte. Finir de fermer le bâtiment voyageur. Et je suis parti à 1h du matin au gite où j’étais hébergé. Tout seul. Sans être accompagné. Et une fois arrivé, je me suis senti mal. Je suis fort, mais je n’étais pas préparé à faire face à autant de détresse si subitement. Je suis un être humain. J’ai été choqué par cette scène. Peut-être plus que s’ils avaient abouti.

J’ai été reconnu en accident du travail, avec 2 jours d’arrêt. J’ai fait deux ou trois séances au pôle de soutien psychologique. Mais j’ai mis plusieurs mois avant d’arrêter d’y penser au moins une fois par jour. Autant de temps avant d’arrêter d’avoir peur en voyant quelqu’un s’approcher trop près du quai. Avant d’arrêter de regarder sans cesse avec insistance les mères avec leur(s) enfant(s) pour éventuellement déceler une intention suicidaire. De peur de revivre ce même scénario. Plusieurs mois avant d’arrêter de faire des cauchemars en plein sommeil, avec des cris et des pleurs, des corps allongés sur les voies…

Cette tentative de suicide m’a ramené à un autre fait divers vécu quelques années avant et au cours duquel la victime, une adolescente, avait cette fois ci attenté à ses jours à 200 mètres de la gare (une autre gare) J’avais « gardé le corps », en plusieurs morceaux et couvert ce que j’ai pu avec une bâche en attendant les secours. Il neigeait avec déjà une bonne couche au sol. Et l’image du sang maculant la neige est revenue par flash quasiment chaque jour après la tentative à laquelle j’avais assisté.
Cette mère et son fils n’ont pas attenté à leurs jours. Grâce à moi. Peut-être l’on ils fait plus tard. Ailleurs. Autrement. Je ne sais pas. Je n’ai jamais voulu le savoir. Mon histoire entre eux et moi s’est arrêtée ce soir-là. Je n’ai pas voulu en savoir plus. Je n’ai pas voulu m’attacher, m’accrocher à eux. Egoïstement, pour me protéger.

Les médias locaux n’ont jamais parlé de ce fait divers et de mon geste. Les remerciements de ma hiérarchie ? Je les attends toujours. Je ne les aurais jamais. Je ne demande pas une médaille. Je sais que mon action fait partie de mon métier. Malheureusement. Je sais par contre que mes actions pour empêcher la concrétisation de l’acte désespéré étaient les bonnes, puisqu’ils sont sortis indemnes physiquement. Je sais qu’en plus d’un acte professionnel c’est un acte citoyen. Mais j’ai pensé, quelque part au fond de moi, que les médias, qui aiment parler des cheminots, auraient pu glisser un petit mot sur cet acte positif. Mais je me suis fait une raison. Ils ne parlent de nous que lorsqu’ils peuvent nous casser du sucre sur le dos. Le reste, pour eux, c’est en option.

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